Ce matin, le Vénérable 卜 m’a fait connaître un ouvrage de 1914 assez étonnant, « Les caractères médicaux dans l’écriture chinoise » du Docteur Lucien-Graux ( 1878-1944).
Assez surprenant, car ce monsieur n’est pas sinologue et n’est pas un spécialiste de la Chine et surtout il ne semble pas tomber dans les pseudo-étymologies simplistes. J’ai vérifié avec quelques caractères et le discours tient la route. Il part de la clé de la maladie 疒 et analyse les nombreux caractères formés à partir de celle-ci. Ci-dessous un scan sur papier jauni des lignes consacrées à 病 bìng , maladie, que nous avons déjà auscultée.
Les premières apparitions de l’écriture chinoise datent de la dynastie Shang vers le XVII/XVIe siècle Av. J.-C. Ces signes étaient des inscriptions oraculaires sur des os : 甲骨文jiǎ gǔ wén*. L’écriture n’était pas figée. Pour désigner la même chose, durant une période qui a duré un millénaire, on pouvait avoir une vingtaine de graphies, certaines fort différentes entre elles. Connaître l’origine, plutôt les origines des caractères, permet de mieux naviguer quand on commence à posséder une bonne connaissance ; en effet les diverses représentations donnèrent des connotations variées ; certaines significations sont restées. Elles expliquent les divers sens que peut avoir un caractère. Il est donc indispensable de ne pas omettre cette étape. Hormis les pictogrammes de base, tels soleil, lune, homme, durant mes années d’apprentissage du chinois, je n’ai pas vu un professeur expliquer les origines des caractères. Dommage !
Pour illustrer mon propos, je reprends le caractère 艮 gèn vu ici. Les graphies anciennes lui conféraient principalement trois sens : 1. Dur, opiniâtre (le sens moderne) 2. Un homme qui regarde derrière lui. 3. La montagne, un trigramme du Yijing.
Graphie ancienne de 痕 :
痕, hén est composé de la clé de la maladie 疒 (vue ici) et de 艮. 痕 signifie cicatrice. Qu’est-ce qu’une cicatrice? Ce qui reste après un accident, une maladie et une opération; quand on regarde en arrière, on voit le passé, la cicatrice est le « fruit » du passé. On retrouve l’idée de regarder derrière. 艮, de nos jours, n’a plus le sens de regarder derrière. Seule, la connaissance de l’ancienne signification permet de faire la liaison.
*La société californienne Oracle s’appelle 甲骨文 en chinois.
Nous avons vu hier que le mot maladie 疾 est composé de la clé de la maladie 疒 et de la flèche 矢. Restons aujourd’hui sur la flèche ; il est intéressant de voir qu’elle fait partie du caractère signifiant soigner, médecin.
Dans sa forme traditionnelle 醫 et simplifiée, 医 yī contient la flèche. En effet, le mal était lancé par des esprits malins, il fallait donc le retirer et le renvoyer.
Graphie ancienne à droite :
醫 est composé de la flèche dans son carquois en haut à gauche, qui est battue et tirée par une main à droite. Dessous, l’alcool, dans une jarre, peut stériliser la blessure. La forme simplifiée n’a gardé que le carquois et la flèche : 医 医生/ 醫生 yī shēng signifie médecin.
Caractère traditionnel à gauche, simplifié à droite :
Un autre mot avec la clé de la maladie présente de nombreux intérêts : 疾 jí, qui signifie aussi maladie. Il est composé de la clé de la maladie et du caractère flèche 疒+ 矢 shǐ.
Homme ou lit
Pour la formation de 疾 , les opinions divergent. Certains assurent que le caractère d’origine était formé d’un homme atteint par une flèche, voir les deux premières graphies de l’image en partant du haut.
Par la suite à l’époque des Printemps et Automne -771 à 481/453 av. J.-C., l’homme aurait laissé sa place à la clé de la maladie, qui dans sa forme d’origine indiquait un lit, troisième image ; la flèche serait restée sur la droite. D’autres pensent qu’il n’y a jamais eu la partie de l’homme à gauche. A cette époque, les guerres étaient nombreuses et les blessures par flèche également. On considérait que la maladie frappe l’homme comme une flèche et quand elle s’étend elle donne de la fièvre, d’où le caractère 病 (bìng) vu récemment avec à l’intérieur une partie évoquant un fourneau.
病 et 疾
Quelle est la différence entre 病 et 疾 ? Cui Yujiang, médecin chinois, explique que 疾 est moins grave que 病. Il prend l’exemple de l’hypertension. L’hypertension peut être les conséquences d’une mauvaise hygiène de vie, du stress, de la fatigue. A ce stade, on pourra parler de 疾. Si les mauvais facteurs ne sont pas éliminés et si on n’adopte pas un meilleur style de vie, on ne traite pas la racine du problème, alors l’hypertension s’aggravera et on aura 病 . Pour résumer 疾 correspond à un premier stade avec des symptômes, mais si le nécessaire n’est pas réalisé, l’aggravation conduit au second stade, la maladie qui s’installe avec 病.
Après avoir analysé la composition du caractère 病 maladie ici, regardons la clé 疒 associée avec d’autre caractères. Avec certains caractères de base, on peut comprendre quelques autres caractères moins fréquents :
疒 :+ entier 全 = guérison 痊 quán. La guérison est la récupération entière de la santé.
+ vent 风 = fou 疯 fēng. Un fou a le cerveau dérangé par le vent?
+ clou 丁= furoncle 疔 dīng. Un furoncle est comme un bouton ou un clou qui pique.
+ montagne 山 = hernie 疝 shàn. Une hernie est un bombement, une montagne peut être vu comme un gonflement sur la terre.
+ comprendre 了 = soin 疗 liáo. Quand on comprend la maladie, on peut la soigner.
Il ne faut jamais se contenter des explications officielles(voir l’article d’hier sur 病). En cherchant dans divers ouvrages, j’ai trouvé une explication intéressante sur ce caractère qui permet de mieux comprendre sa logique. La partie droite 丙 n’a plus seulement la fonction phonétique, mais prend du sens. En effet, la première représentation évoquait un fourneau de cuisine, au-dessous, on fait le feu, au-dessus on met une casserole :
C’est pourquoi, on retrouvait cette partie dans des caractères liés à la cuisson des aliments. Sa graphie se confondait parfois avec celle de 内, nèi, intérieur :. Pour les différencier, le caractère a été légèrement modifié et c’est cette nouvelle forme qui nous est parvenue : 丙. A côté de l’idée de l’homme allongé sur le lit vue hier avec la partie de droite 疒, 丙 n’a plus seulement une fonction phonétique, mais apporte la notion de chaleur et donc de fièvre et par conséquent de maladie.
On m’a demandé une idée pour retenir le mot virus, 病毒, bìng dú. Commençons par 病,maladie A l’origine 病 ne s’écrivait qu’avec la partie de droite 疒, qui signifiait maladie. La première graphie au centre de l’image ci-dessous, avait l’idée d’un homme, qui transpire sur un lit
Ensuite, , on a ajouté le caractère 丙 bǐng, qui n’a qu’une fonction phonétique, graphie de droite.