Durant les premiers siècles de l’écriture chinoise, 目 mù était le caractère pour l’œil. 眼 yǎn, sous les Han, est venu prendre le relais pour cette signification jusqu’à aujourd’hui. 目 est un composant dans de nombreux caractères dans le champ sémantique de l’œil, voir l’article ici. 目 a d’autres significations : index, liste, suite, catalogue, sujet, titre. Il s’est associé avec d’autres caractères. J’ai pris les quinze associations les plus utilisées parmi la cinquantaine existante. J’ai dégagé quatre familles de sens : regard, objectif, programme, actuellement. Voir le tableau ci-dessous ; les chiffres correspondent au niveau HSK. Quand il n’y a pas de numéro l’association est au-dessus du niveau 6. J’envisage la même démarche avec 眼 yǎn.
Apprendre, comprendre et retenir un caractère est une première phase. La langue chinoise, à ses débuts, avait une immense majorité de mots monosyllabique, mais la pollysyllabisation a commencé dès les Zhou orientaux (770-256 Av. J-C). Diverses statistiques montrent ce phénomène. Dans les Entretiens de Confucius (Ve siècle Av. J.-C.), 1126 mots sont monosyllabiques et 378 pollysyllabiques, 74,9% versus 25,1%. Plus tard, dans la langue des XVIe-XIXe siècles, plus de la moitié du vocabulaire est composée de polyssyllabes, comme aujourd’hui en chinois contemporain, 54,5% dans Au bord de l’eau (XVIe siècle) et 50,7% dans Le rêve dans le pavillon rouge (XVIIIe siècle). Il faut prendre l’habitude de regarder les associations avec les caractères déjà connus. Ainsi, on peut enrichir facilement son vocabulaire. Dès les premiers mois de chinois, j’aimais me faire une carte des réseaux des sens. Prenons un exemple simple avec 看, kàn, voir.
Bon + Voir = 好看 hǎo kàn agréable à voir / beau / joli / intéressant Voir + Livre = 看书 kàn shū lire un livre / étudier (avec un livre) Voir + maladie = 看病 kàn bìng consulter un médecin / voir un patient / ausculter un patient / (se faire) ausculter Voir + juste = 看中 kàn zhòng avoir une préférence pour / trouver à son gout / fixer son choix sur / jeter son dévolu sur Voir + comprendre = 看懂 kàn dǒng lire / être capable de lire / comprendre / voir et comprendre Inviter + regarder = 请看 qǐng kàn s’il vous plait, regardez… / veuillez regarder Difficile + voir = 难看 nán kàn laid / moche / scandaleux Ne pas + voir = 别看 bié kàn Ne regarde pas ! / Ne regardez pas !
Visualisez permet de mieux enregistrer et de faire les connexions entre les caractères à l’intérieur de notre cerveau :
1. Il est indispensable de connaître leur origine, leur évolution et comprendre le réseau des caractères. Prenons un exemple simple avec 目, mù. Les premières graphies évoquaient un œil :
Le premier sens était bien entendu : œil.
2. 目 se trouve dans de nombreux caractères, qui restent dans le même champ sémantique. Comprendre leur association permet de mieux retenir la composition. Par exemple : 看 kàn : voir. Une main (qui se protégeait du soleil?) en haut et l’oeil en bas :
眉 méi : sourcils. Des sourcils et un oeil :
媚 mèi, flatter, = 女+眉 femme + sourcil
A l’origine 媚, voulait dire « lever les sourcils pour une femme ». Par extension, il a donné « plaire à, flatter quelqu’un ».
盲 máng, aveugle= 亡, wáng, mourir + 目, œil.
3. Visualiser le réseau. Afin de mieux « imprimer » la carte des caractères, on peut dresser sa propre carte au fil de son apprentissage :
Note : 目 a conservé la signification d’œil plus d’un millénaire. Dès la fin de l’époque des Han, 眼 a pris sa place pour œil, puis la tendance aux mots pollysyllabiques au fil des siècles a donné deux syllabes pour œil : 眼睛 yǎn jing.
Ces derniers mois, je creuse dans le sillon des caractères chinois pour tenter de comprendre leur logique et leur histoire. Le voyage est passionnant, je passe de vieux textes classiques à des essais ou cours modernes de Taïwan ou de Chine. Parfois, je me rends compte que la réalité des caractères, ce qu’ils nous disent et nous montrent, ne correspond pas à ce que j’ai pu apprendre durant mes premières années de chinois. Quand j’ai le temps, je fais un saut dans les manuels des missionnaires étrangers qui ont, les premiers, en français, disserter sur les caractères chinois. Je me suis replongé dans « Caractères chinois, Étymologie, Graphies, Lexiques » par le P. Léon Wieger S.J paru en 1916, que j’avais abondamment consulté dans les années 80.
Dans un premier temps, j’ai recherché ce que disait la tradition chinoise et les auteurs modernes taïwanais et chinois sur le caractère 相, xiāng, examiner, voir de ses propres yeux, l’un l’autre, visage.
Tradition chinoise et 相
木 arbre + 目 œil = 相. Les hommes examinaient la nature pour savoir quels végétaux pouvaient être de la nourriture, un médicament, un poison, comment on pouvait utiliser certains pour faire des meubles, d’où le sens d’examiner. Il fallait aussi comparer aller d’un végétal à l’autre, d’où l’idée de l’un l’autre et par extension mutuel.
Kyril Ryjik
Kyril Ryjik dans l’Idiot chinois s’inscrit dans cette ligne en citant deux érudits, Dai Tong (XIIIe siècle) et Xu Shen (IIe siècle), auteur de l’incontournable Shuowenjiezi 说文解字 : « C’est cette nécessite de regarder avec attention pour évaluer la matière du bois que souligne la citation que Xu Shen attribue au Yijing : [Les qualités de] ce que l’on peut observer sur le sol, on ne peut pas les observer sur l’arbre [= on ne peut voir ce qu’est le bois]*.C’est l’adéquation du matériau examiné [xiang] à la finalité du travail de l’artisan qui induit le sens de réciprocité [xiang]. » ( Tome 2, page 469, édition de 2014).
Le jésuite Wieger et 相
Revenons à Wieger, à ses leçons étymologiques, la partie œil (page 323 de l’édition de 1962). Avec 相, il fait part de ses conclusions, éloignées des remarques précédentes : « L’idée primitive doit avoir été, 目 épier de derrière un 木 arbre ; ou bien, ouvrir l’œil sous 木 bois, pour n’être pas surpris par un ennemi ou un fauve ; 从木。从目。会意字. Le sens abstrait de réciprocité, qui donne à ce caractère un usage si étendu, viendrait d’une espèce de jeu de mots, les deux éléments 木 et 目 se prononçant tous deux mou. » On n’est pas obligé de croire à l’interprétation étymologique de Wieger. Au moins, il donne un procédé mnémotechnique pour se rappeler la construction de 相.
Wieger a nourri parfois des interprétations assez personnelles ou très catholiques sur la pensée et la culture chinoise, néanmoins je le lis pour comprendre son influence et celle des Jésuites. Son ouvrage sur les caractères est consultable et téléchargeable sur le site de la BNF ici.
* La citation de Xu Shen : » 地可觀者,莫可觀於木 » et la traduction de Ryjik : [Les qualités de] ce que l’on peut observer sur le sol, on ne peut pas les observer sur l’arbre [= on ne peut voir ce qu’est le bois].
Les premières apparitions de l’écriture chinoise datent de la dynastie Shang vers le XVII/XVIe siècle Av. J.-C. Ces signes étaient des inscriptions oraculaires sur des os : 甲骨文jiǎ gǔ wén*. L’écriture n’était pas figée. Pour désigner la même chose, durant une période qui a duré un millénaire, on pouvait avoir une vingtaine de graphies, certaines fort différentes entre elles. Connaître l’origine, plutôt les origines des caractères, permet de mieux naviguer quand on commence à posséder une bonne connaissance ; en effet les diverses représentations donnèrent des connotations variées ; certaines significations sont restées. Elles expliquent les divers sens que peut avoir un caractère. Il est donc indispensable de ne pas omettre cette étape. Hormis les pictogrammes de base, tels soleil, lune, homme, durant mes années d’apprentissage du chinois, je n’ai pas vu un professeur expliquer les origines des caractères. Dommage !
Pour illustrer mon propos, je reprends le caractère 艮 gèn vu ici. Les graphies anciennes lui conféraient principalement trois sens : 1. Dur, opiniâtre (le sens moderne) 2. Un homme qui regarde derrière lui. 3. La montagne, un trigramme du Yijing.
Graphie ancienne de 痕 :
痕, hén est composé de la clé de la maladie 疒 (vue ici) et de 艮. 痕 signifie cicatrice. Qu’est-ce qu’une cicatrice? Ce qui reste après un accident, une maladie et une opération; quand on regarde en arrière, on voit le passé, la cicatrice est le « fruit » du passé. On retrouve l’idée de regarder derrière. 艮, de nos jours, n’a plus le sens de regarder derrière. Seule, la connaissance de l’ancienne signification permet de faire la liaison.
*La société californienne Oracle s’appelle 甲骨文 en chinois.
La recherche des origines d’un caractère mène parfois à un labyrinthe. Les péripéties apportent de grandes satisfactions. Non seulement, elles permettent de mieux comprendre la signification actuelle, mais elles montrent les liaisons profonde entre les idéogrammes.
Un exemple, 艮,gèn signifie opiniâtre, dur. Sa première graphie montre un homme qui regarde derrière lui. Quel rapport avec opiniâtre ? Une graphie ultérieur différente , avec un œil et un couteau, lui a conféré le sens actuel. Les deux significations vont continuer de vivre dans ce caractère. 艮 désigne également l’un des trigrammes du Yi Jing , la montagne, l’immobile.
Regard Ainsi, 限 xiàn, limite, comprend une montagne 阝et cet homme qui regarde derrière lui : regard limité par la montagne. Dur Quant à 恨, hèn, détester, c’est 忄+艮, cœur + dur. 艮 se retrouve dans la composition d’une douzaine de caractères courants avec ses deux sens.
La connaissance de l’origine des caractères permet, d’une part de mieux comprendre les sens modernes et, d’autre part de saisir les interactions au fil des siècles entre les caractères. Un passionnant voyage.
Nous avions vu le caractère pour œil 目, quand on l’associe avec une autre partie, on a le sourcil 眉 méi (voir l’article ici).
On peut mettre le caractère de la femme à gauche 女 : 媚 mèi, quelle signification a-t-on ? A l’origine 媚, voulait dire « lever les sourcils pour une femme ». Par extension, il a donné « plaire à, flatter quelqu’un ». Une bonne manière pour retenir facilement un caractère qui n’est pas utilisé très fréquemment :女+眉 =媚. A noter que 眉 méi vient aussi donner le son 媚 mèi, seul le ton change.
Dans la série sur l’œil 目 mù, que peut bien vouloir dire le caractère formé de l’œil 目 et de 亡 wáng, signifiant fuir, perdre, mourir ? Tout simplement aveugle. L’aveugle est bien celui qui a « perdu » les yeux, ou plutôt la vue. 亡 se place au-dessus de l’oeil 目 pour donner 盲 máng. On peut remarquer que 亡wáng sert aussi à donner une indication phonétique car le caractère composé a un son proche : máng.
Nous avons vu le caractère 目, œil, qui compose d’autres caractères qui signifient, par exemple voir 看 ou sourcil 眉, voir ici. Aujourd’hui, nous notons une astuce mnémotechnique pour retenir le caractère 泪, lèi. L’eau 氵 associé à l’œil 目, on peut vite trouver la signification… Pleur
NB : 氵est l’eau. Elle s’écrit ainsi quand elle se retrouve comme radical. Seule ou dans d‘autres situations, elle s’écrit 水.
Dans la lignée de la note sur l’oeil, 目 : 看, kàn, signifie voir, regarder. La graphie primitive représentait une main ( qui se protégeait du soleil?) en haut et l’oeil en bas, comme on le voit sur la première image ci-dessous. Simple!
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