Fin Janvier, dans les bureaux de Washington, le champagne commençait à célébrer la catastrophe chinoise et le retard à l’allumage des autorités sanitaires. D’autant plus qu’on se doutait bien que ce n’étaient pas 104 cas de Covid et les 3 morts annoncés à Wuhan le 22 janvier par la Commission de la Santé du Hubei qui motivaient le lendemain la fermeture de la ville de Wuhan de plus de 11 millions d’habitants. Plutôt une hécatombe ! Mais la roue a tourné, le virus venu, l’Occident a affiché, en majorité, une impréparation et une désastreuse gestion. La Chine, elle de son côté, a plutôt bien géré par la suite. Il n’en fallait pas plus aux quelques aboyeurs des médias officiels pour prôner l’adoption du modèle sanitaire chinois. L’inénarrable Global Times dès fin mars, enjoignait les autres pays de suivre le modèle chinois, le seul modèle qui a montré un succès dans la lutte contre le Covid. L’appel convainquait ceux qui voulaient être convaincus. Il suffisait de regarder les voisins asiatiques, Corée, Japon, Taïwan et le Vietnam, pour voir que d’autres systèmes empêchaient la catastrophe. Fort de la victoire contre l’épidémie, les mêmes milieux en profitaient pour revenir sur le terrain plus politique pour célébrer la grandeur du modèle politique, le modèle chinois. Il est intéressant de se pencher sur ce prétendu modèle chinois et de se débarrasser des imprécations politiques dans les médias officiels ou les invectives contre l’Occident pour rameuter les troupes, même si ça remonte au Président de la Cour Suprême qui enjoint à ses ouailles de« tracer une ligne de démarcation avec la séparation des pouvoirs, l’indépendance judiciaire et d’autres idées erronées occidentales 要坚决与“三权分立”“司法独立”等西方错误思潮划清界线.
De nombreux intellectuels de tout bord ont tenté une réflexion sur le chemin que devrait prendre la Chine ces deux dernières décennies. Xu Jilin 许纪霖, professeur d’histoire à l’Université Normale Huadong à Shanghai a écrit un texte en 2013 qui reflète bien la problématique.
Dans un premier temps, il décrit la modernité et fait la différence entre modernité et civilisation. La Chine est arrivée dans la modernité, mais elle doit encore trouver sa voie dans la civilisation. Ensuite, il décrit les débats entre les résistants, les partisans et les promoteurs de la civilisation dominante actuelle tout en rappelant l’écart entre valeurs universelles et modèle chinois. Ensuite, il pense que la Chine devrait trouver une voie médiane entre les deux conceptions. Ci-dessous un résumé de son texte, 中国梦之何种文明:十字路口的抉择, Type de civilisation pour le rêve chinois : choix à un carrefour.
I. Modernité, un nouvel axe de civilisation
La crise de civilisation en Chine, qui a duré un siècle et demi, n’est pas encore résolue bien que la Chine soit devenue riche et puissante. Elle se trouve face à la modernité. Qu’est ce que la modernité ? Selon le sociologue israélien Eisenstadt, depuis le XVIe siècle, un nouvel axe de civilisation a progressivement émergé en Europe occidentale, à savoir la civilisation moderne.
Modernité et civilisation
Qu’est-ce que la civilisation moderne exactement ? Il y a eu de nombreuses études et interprétations à ce sujet. Ici, nous voudrions faire la distinction entre deux niveaux très importants de la civilisation moderne : la modernité, qui est neutre sur le plan des valeurs, et la civilisation, qui a une orientation claire sur les valeurs. La première concerne la richesse et le pouvoir, la seconde un ensemble de valeurs et les cadres institutionnels correspondants
La prétendue modernité de la richesse et de la puissance a aujourd’hui plusieurs concepts différents pour l’exprimer : modernisation, rationalisation, sécularisation, mondialisation, capitalisme. Bien que les concepts soient différents, il existe une caractéristique commune qui fait référence à une capacité et à un ordre neutres en termes de valeur, qui peuvent être associés à différents axes de civilisation et d’idéologie, générant ainsi diverses modernités pluralistes dans le monde d’aujourd’hui. Plus précisément, la modernité au sens d’affluence peut être divisée en trois niveaux, 1.le premier étant la science et la technologie au niveau instrumental, où la richesse et la domination créées par la révolution scientifique en Europe à partir du XVIe siècle et la révolution industrielle à partir du XVIIIe. Au XXe siècle, elle a pris de nouvelles formes telles que la révolution des technologies de l’information, la révolution des nouvelles technologies énergétiques et la révolution biotechnologique, qui ont continué à faire progresser la capacité de l’humanité à transformer et à contrôler la nature et elle-même. 2. La deuxième dimension de la modernité est l’ordre rationalisé, ce que Max Weber a appelé le capitalisme rationalisé, les systèmes de gestion sectorielle dépersonnalisés, les systèmes de comptabilité qui rendent compte des entrées et des sorties, etc. Ce système moderne de gestion des entreprises, de plus en plus répandu, a réussi à coloniser l’ensemble de la société et est devenu la loi universelle de l’ordre dans les domaines économique, culturel, politique et même dans la vie quotidienne. 3. La troisième dimension de la modernité est une quête spirituelle sécularisée, l’esprit du Faust de Goethe, incarné dans la libération et la poursuite illimitées des désirs humains et l’esprit d’aventure et d’entreprise qui en résulte, la poursuite insatiable de l’argent et de la richesse, et l’éthique de travail de l’économie et de la diligence. Cet esprit capitaliste, qui n’a ni valeurs, ni religion, ni âme, a ses propres règles de survie, croyant à la survie du plus fort et à la survie du plus faible. La concurrence sur le marché et la victoire du plus fort contribueront fortement à l’avancement de la société humaine.
Cet ensemble technique de la modernité, qui vise la richesse et le pouvoir, est devenu la force universelle dans le monde d’aujourd’hui, avec un visage ambigu et sans croyance aux dieux, mais ne vénère que sa propre puissance indestructible. Il peut être combiné avec diverses civilisations axiales sécularisées qui, en plus de la forme originale du capitalisme chrétien, se sont maintenant ramifiées en capitalisme confucéen, capitalisme islamique, capitalisme hindou, etc. D’autre part, elle peut être mariée à diverses idéologies contemporaines, développant la modernité libérale, la modernité socialiste, la modernité autoritaire.
La civilisation
Outre la modernité, qui est centrée sur la richesse et le pouvoir, il existe un autre niveau supérieur de civilisation moderne, à savoir la civilisation., “la liberté comme corps, la démocratie comme usage“. Le “corps de la civilisation” est un ensemble de valeurs des Lumières modernes, dont le cœur est le respect de la liberté et de la dignité humaine, et qui a développé un ensemble de valeurs de civilisation moderne comparables à celles des religions anciennes : liberté, égalité, fraternité, démocratie, État de droit. Ce discours des Lumières a non seulement une forme conceptuelle, mais aussi un cadre institutionnel correspondant, ce que Fukuyama appelle les trois éléments de l’ordre politique moderne : l’État, l’État de droit et le gouvernement responsable. La civilisation occidentale moderne a été capable de conquérir le monde non seulement par les forces matérielles et rationnelles de la modernité, mais aussi par un discours civilisationnel et un système d’ordre public plus forts.
Cependant, la civilisation moderne n’est pas monolithique et est pleine de contradictions et de tensions : le rationalisme contre le romantisme, l’humanisme contre la suprématie technologique, la suprématie de l’État-nation contre la dignité des droits individuels, le développement contre l’harmonie sociale, l’entreprise infinie contre les loisirs et la modération. La scission en différentes idéologies au sein de la civilisation de la modernité s’est produite après le XIXe siècle, les Lumières au XVIIIe siècle et la Révolution française, qui a jeté les bases de la civilisation de la modernité, cette civilisation moderne homogène, s’est scindée en différentes idéologies en son sein au XIXe siècle : le libéralisme, le socialisme et le conservatisme. Ces trois idéologies politiques, après deux siècles de conflits et de luttes, se sont internalisées et ont fusionné pour former aujourd’hui trois modèles exemplaires : le libéralisme à l’américaine, la social-démocratie à l’européenne et l’autoritarisme russe ou est-asiatique, en plus de formes hybrides plus complexes. L’histoire du XXe siècle a également vu l’émergence de plusieurs “modernités anti-modernes” ratées : le fascisme allemand, le totalitarisme soviétique, le socialisme agraire de Mao Zedong.
La civilisation occidentale n’a pas complètement conquis le monde au XXe siècle, les anciennes civilisations, qu’elles soient islamiques, hindoues ou confucéennes. Au contraire, partout où la civilisation occidentale est allée, elle a provoqué une résistance féroce des civilisations de l’axe majeur, la conquête et la contre-conquête, l’assimilation et la contre-assimilation se sont produites simultanément à la rencontre des civilisations, la civilisation occidentale moderne transformant la civilisation de l’axe antique, la forçant à se séculariser et à converger vers l’Europe, La Grande-Bretagne et l’Amérique sont davantage axées sur la liberté et l’État de droit, le continent européen met l’accent sur l’égalité, la démocratie et le bien-être social, et l’Asie de l’Est se concentre sur le développement et la prospérité. Quel genre de modernité est donc symbolisé par l’essor de la Chine ?
II. Résistant, partisans ou promoteurs de la civilisation dominante ?
La montée en puissance de la Chine après 2008 est devenue un fait mondialement reconnu. La question est de savoir quelle est la nature de l’essor et de la modernité qu’elle apporte. Yan Fu et Liang Qichao, de la fin de la dynastie Qing, ont découvert qu’il y avait deux secrets derrière la montée de l’Occident : la richesse, le pouvoir et la civilisation. Cependant, aux yeux de générations de Chinois, la richesse et le pouvoir sont d’une importance primordiale, alors que la civilisation peut être en retard. Depuis longtemps, la richesse et le pouvoir l’emportent sur la civilisation, et l’attitude chinoise à l’égard de la civilisation moderne est plus préoccupée non pas par les valeurs de la civilisation universelle et de ses systèmes juridiques et politiques correspondants, mais par la technologie technique, non valorisée, l’ordre rationnel et son esprit capitaliste. Après un siècle et demi de travail acharné, le rêve chinois est enfin devenu réalité. Mais ce rêve n’est qu’à moitié réalisé, une modernité paralysée où les riches et les puissants se sont levés et où la civilisation est encore dans les limbes !
Puissance, mais pas de civilisation
Le secret de l’essor de la Chine, d’un point de vue civilisationnel, est d'”apprendre du meilleur et d’utiliser les compétences des barbares pour contrôler les barbares”, en combinant les lois de rationalisation, les compétences concurrentielles et l’esprit d’économie et de diligence du christianisme protestant, qui sont maintenant en déclin en Europe, avec la tradition séculaire du confucianisme chinois de “faire usage des connaissances du monde”. Les Chinois contemporains sont plus occidentaux que les Européens, avec un esprit faustien de progrès incessant. Les lois de la concurrence de la civilisation moderne se sont déplacées de l’Europe vers l’Est. Aujourd’hui, plus encore qu’en Europe, le peuple chinois ressemble davantage aux Européens du XIXe siècle qu’aux Européens d’aujourd’hui : ambitieux, travailleur et modéré, plein d’avidité et de convoitise, croyant en la loi de la jungle et en la survie du plus fort, et très différent des Chinois traditionnels qui privilégiaient la justice au détriment du profit et l’harmonie. Quel genre de victoire est-ce là ? Est-ce le triomphe de la civilisation chinoise, ou le triomphe de l’esprit occidental ? Même si, un jour prochain, la Chine surpasse les États-Unis en puissance nationale globale et devient la première puissance mondiale, l’Occident rira alors : vous nous avez conquis en force, mais vous avez été conquis par notre civilisation, par l’esprit dépassé, le pire du XIXe siècle ! Bien que la Chine dirige le monde, le vainqueur spirituel ultime reste l’Occident. S’il fallait que ce soit le triomphe de la civilisation chinoise, ce ne serait pas le confucianisme raffiné, mais plutôt l’obsession française pour la richesse et la puissance militaire.
Valeurs universelles/Modèle chinois
Alors que la puissance nationale globale de la Chine se renforce de plus en plus, les valeurs fondamentales de la nation sont perdues, l’ordre éthique de la société est désorganisé, le système politique voit sa légitimité remise en cause, l’autorité et la crédibilité du gouvernement sont perdues et l’État de droit est inutile… La crise de civilisation et la richesse et la puissance du pays offrent un contraste et un contraste assez ironique et frappant. Tout cela signifie que l’ascension de la Chine jusqu’à présent n’a été que l’ascension des riches et des puissants, et non pas encore celle de la civilisation.
Face à cette réalité en Chine, il existe deux points de vue extrêmes au sein de la communauté idéologique chinoise, dont l’un est la théorie de la “valeur universelle” et l’autre la théorie du “modèle chinois”. Selon le théoricien des valeurs universelles, il n’y a qu’une seule façon de moderniser le monde, qui est celle démontrée par l’Occident et qui s’est avérée être la seule façon correcte de moderniser depuis le XVIe siècle. Les théoriciens opposés du “modèle chinois” soutiennent que le succès de la Chine prouve précisément qu’il n’est pas nécessaire d’imiter l’Occident, que la Chine peut avoir sa propre voie de modernisation, ses propres valeurs civilisationnelles et son propre système politique unique adapté aux conditions nationales de la Chine, et que l’essor de la Chine fournira un modèle aux pays sous-développés du monde entier, même s’ils abandonnent la civilisation occidentale. Nous pouvons atteindre la richesse et le pouvoir national. Ainsi, une question inhabituellement aiguë nous a été posée : face à la civilisation moderne actuelle, la Chine veut-elle être un rival ou un suiveur de la civilisation dominante ? Ou existe-t-il une troisième voie ?
Civilisation et culture
Pour répondre à cette question, il faut d’abord distinguer les deux concepts de civilisation et de culture. “la culture et la civilisation constituent deux pôles : le mot culture représente l’unicité, la subjectivité, l’individualité ; en revanche, le mot civilisation représente la transmissibilité, l’objectivité, l’universalité”. En Europe, par exemple, la culture et la civilisation européennes sont différentes : “La culture européenne a ses racines judéo-chrétiennes, grecques et romaines distinctives, tandis que la civilisation européenne, caractérisée par l’humanisme, la science et la technologie, s’est étendue à l’Europe et s’enracine dans un contexte culturel complètement différent”. En d’autres termes, les civilisations sont des valeurs ou des essences communes à tous les êtres humains, tandis que les cultures mettent l’accent sur les différences entre les peuples et les identités ethniques. La culture, d’autre part, doit être une forme spirituelle, faisant référence non pas à la valeur abstraite de l’existence humaine, mais aux valeurs créées par certains groupes nationaux ou ethniques spécifiques. Évidemment, du point de vue de la civilisation et de la culture, la théorie des “valeurs universelles” et la théorie du “modèle chinois” font la guerre entre une civilisation universelle et une culture spécifique. Un exemple typique est donné par l’Allemagne essayant d’utiliser la culture spéciale allemande pour résister à la civilisation universelle britannique et française.
Allemagne/ Civilisation universelle britannique et française
Lorsque les idées anglo-françaises se sont répandues en Allemagne au début du XIXe siècle, l’élite intellectuelle allemande a utilisé la culture allemande pour résister à la civilisation anglo-française. Cependant, la voie unique que l’Allemagne a suivie contre la civilisation européenne dominante était une voie sans issue vers la guerre et la non-durabilité. Après la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont appris leur leçon, et la nation entière a décidé de se fondre dans le courant de la civilisation mondiale, en fusionnant la civilisation politique anglo-saxonne avec la tradition protestante luthérienne de l’Allemagne et les traditions sociales-démocrates des temps modernes.
Quelle voie?
L’histoire de l’Allemagne nous a appris que la confrontation avec la civilisation dominante du monde n’est absolument pas la bonne voie, mais la mauvaise voie de l’autodestruction. Si ceux qui croient au “modèle chinois” ne sont prêts à imiter l’Occident qu’en termes de richesse et de puissance, tout en s’accrochant à leur propre culture “unique” en termes de valeurs civilisationnelles et d’institutions, ils créeront une “voie chinoise” unique. “. S’agit-il d’une nouvelle version de la civilisation chinoise 2.0, ou d’un autre empire mongol à la mode, avec pour seules conquêtes matérielles et un manque de créativité spirituelle ? Aux XIIIe et XIVe siècles, les Mongols ont non seulement conquis le nord et le sud du Yangtsé, mais ils ont également traversé l’Asie centrale et l’Europe de l’Est, devenant un vaste empire s’étendant sur le continent eurasien. Cependant, les conquérants mongols qui ne savaient que bander l’arc et tirer sur les aigles, manquaient que de civilisation, et l’empire qui n’était pas soutenu par un charisme spirituel et un système avancé ne pouvait pas perdurer, et en cent ans, l’empire Yuan mongol, autrefois imbattable, s’est effondré et a disparu. Hegel a déclaré dans La philosophie de l’histoire : “La position qu’une nation occupe dans le stade de développement de l’histoire mondiale ne dépend pas des réalisations extérieures de la nation, mais de l’esprit incarné par la nation. Cet esprit mondial est le courant dominant de la civilisation moderne. Ce que la Chine veut poursuivre, ce n’est pas un modèle unique qui confronte l’esprit du monde, mais précisément une voie universelle qui est en accord avec la civilisation dominante et qui peut être portée vers de nouveaux sommets spirituels. La Chine n’est pas une nation ordinaire, mais une nation mondiale avec la tradition historique d’une civilisation axiale, comme l’a dit Hegel, et une telle nation devrait assumer la responsabilité de l’esprit mondial, et ses actions devraient être mesurées dans la perspective d’une civilisation universelle.
L’exemple turc
Alors, comme les théoriciens de la “valeur universelle”, pouvons-nous suivre l’exemple de l’Occident et faire de la Chine un pays complètement européanisé ? À cet égard, la Turquie est un autre exemple de civilisation remplaçant la culture, contrairement à l’Allemagne. Le contraire de l’Allemagne est le chemin de la Turquie moderne. La Turquie, qui trouve ses origines dans l’Empire ottoman, s’est engagée sur la voie de l’européanisation totale au début du XXe siècle avec la Révolution turque menée par Kemal. Non seulement il y a eu une séparation de l’église et de l’État, mais elle a également été complètement laïcisée, la religion autrefois dominante des musulmans étant expulsée de tous les espaces publics et n’existant que comme foi personnelle. Cette voie de remplacement de la culture par la civilisation a duré près de 100 ans. La Turquie, malgré sa modernisation, n’a jamais pu retrouver la grandeur de l’Empire ottoman, et Huntington soutient que la Turquie est devenue un pays déchiré, à risque – fracturé entre un système de civilisation moderne au sommet, similaire à celui de l’Europe occidentale, et une culture musulmane encore imbattable à la base. En d’autres termes, la civilisation n’a pas pu vaincre la culture et a plutôt provoqué la déchirure du pays.
Au XXIe siècle, la Turquie a commencé à essayer de sortir de ce dilemme moderne, le parti islamique modéré au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), expérimentant la manière de combiner intrinsèquement la civilisation moderne universelle avec la culture turque et la civilisation islamique particulières à la Turquie, et tout en poursuivant la tradition moderne de laïcité, l’Islam est revenu au centre de la société, non seulement pour sauver les âmes des individus “Religion du cœur”, mais aussi une “Religion de l’ordre” qui intègre l’éthique sociale et le cœur humain. Dans ce processus, Gökalp, un penseur de la fin de l’Empire ottoman, a été revisité. La question de Gökalp était de savoir comment la Turquie pouvait, d’une part, accepter la civilisation moderne et, d’autre part, maintenir son identité culturelle, dans une période de grande transition historique. Selon lui, à l’arrivée de la modernité, la civilisation islamique originale a pris du recul et est devenue une culture nationale spécifique, mais une civilisation universelle ne peut remplacer ou abolir une culture nationale spécifique, La civilisation universelle constitue le système juridique et politique de l’État, tandis que la culture spécifique est l’identité éthique, religieuse et spirituelle partagée par le peuple. La Turquie d’aujourd’hui est une manifestation de l’idée de Gökalp d’une nouvelle tradition culturelle vivante en accord avec la civilisation dominante.
Une voie médiane
L’histoire de l’Allemagne et de la Turquie permet de conclure que ni l’utilisation de la culture pour résister à la civilisation, ni l’utilisation de la civilisation pour la remplacer n’est la bonne voie vers la renaissance nationale, et que la Chine devrait suivre la voie médiane entre ces deux extrêmes, non pas en tant que confrontation avec la civilisation dominante du monde ou en tant que simple suiveur de celle-ci, mais en tant que développeur de la civilisation moderne, répondant aux tendances mondiales et utilisant en même temps ses propres traditions culturelles pour contribuer au développement de la civilisation universelle. Le développement et le progrès apportent leur propre contribution. Et pour ce faire, pour revenir au rang des nations du monde, nous devons d’abord passer de l’ascension des riches et des puissants à l’ascension de la civilisation, et naviguer hors de la trinité historique dans la construction des valeurs et des institutions civilisationnelles.
3. Les trois unités, la religion civile et le patriotisme constitutionnel
Il y a trois traditions culturel importantes en Chine aujourd’hui : les traditions de la civilisation chinoise ancienne, avec le confucianisme en son cœur ; les traditions de la civilisation moderne, marquée par les Lumières depuis le 4 mai ; et les traditions du socialisme du siècle dernier.
Au sein de la civilisation moderne, même des deux côtés de l’Atlantique, le modèle américain est très différent du modèle européen.
En raison des complexités et des divergences au sein de la civilisation ancienne, de la civilisation moderne et de la tradition socialiste, la question n’est pas de savoir s’il faut “unir les trois unités”, mais quel type de “trois unités” doit être uni ? C’est comme un concours de barman, un cocktail moderne fait de différents mélanges, avec des goûts très différents. Si nous prenons l’ancien modèle français, une nation riche et une forte armée, la richesse et la puissance capitaliste de la modernité occidentale et les traditions autoritaires du socialisme oriental, alors le monstre qui émergera de cette “unification des trois” sera une sorte de capitalisme d’élite étatique ou de socialisme légaliste bureaucratique. Si nous combinons la tradition confucéenne du peuple avec la tradition humaniste, l’idéal libéral de liberté, l’État de droit et la démocratie avec l’idéal socialiste d’égalité, alors les “Trois Unifications” combineront la sagesse et l’essence de toutes les civilisations à tous les âges et en tous lieux, ouvrant un autre paysage.
Des Etats-Unis vers l’Europe
Dans un sens, l’essor de la Chine est également le résultat d’une certaine version des trois unités, mais il s’agit d’une unité non durable et mauvaise. À la jonction de la transition de la richesse et du pouvoir à la civilisation, nous devons changer la formule de “l’unification des trois”, de la nation riche et de la forte armée du légalisme à la centralité humaine du confucianisme, de la rationalisation de la modernité à l’État de droit et à la démocratie de la civilisation, et des traditions autoritaires du socialisme oriental au respect de la liberté et de l’égalité des idéaux des premiers classiques marxistes. Même si nous apprenons de l’Occident, notre regard doit passer de l’étude de l’Amérique à celle de l’Europe. La Chine et le continent européen ont davantage de points de comparaison. Par exemple, la Chine, comme l’Europe, a une ancienne civilisation axiale avec un pluralisme complexe au sein de sa civilisation ; la Chine, comme la France, a une forte tradition d’État bureaucratique et, comme l’Allemagne, a été autrefois arriérée, confrontée au dépassement économique des pays avancés, et à un choc tendu entre les civilisations et les cultures ; la Chine, comme l’Europe, est également profondément influencée par le marxisme et les traditions socialistes, moins religieuses, assez profondément sécularisées. Dans le développement de la civilisation d’un pays, il est impossible d’effacer les traditions existantes et de tout recommencer. Par conséquent, la Chine devrait déplacer sa vision des États-Unis vers l’Europe, tirer davantage de sagesse de l’expérience historique de l’Europe et reconstruire une nouvelle civilisation chinoise par la fusion de la civilisation ancienne, des Lumières modernes et des traditions socialistes.
Patriotisme constitutionnel et Religion civique
La civilisation est à la fois un système de droit et d’ordre et une culture publique. Les valeurs sont divisées en deux dimensions, les valeurs politiques et religieuses, qui s’expriment sous deux formes différentes : le patriotisme constitutionnel et la religion* civique. Le patriotisme constitutionnel est l’identification nationale la plus mince avec les valeurs politiques et la culture politique publique représentées par la Constitution, tandis que la religion civile est beaucoup plus épaisse et comprend les traditions historiques et culturelles et les valeurs morales et éthiques partagées par toute la nation ainsi que la compréhension des sources transcendantes.
La culture, l’éthique et la religion doivent laisser une place adéquate à l’autonomie des communautés de différentes confessions, et l’identité publique en tant que communauté nationale ne peut être qu’une identité limitée de valeurs politiques, c’est-à-dire le patriotisme constitutionnel, les valeurs politiques fondamentales sur lesquelles reposent les communautés politiques : liberté, égalité, État de droit, gouvernement constitutionnel, séparation de l’Église et de l’État, et gouvernement responsable. Il ne s’agit pas du “bien” de la religion et de l’éthique, mais seulement de la culture politique publique qui régit ce qui est “juste” dans la sphère politique, qui se situe au-dessus des religions. Elle est également clairement stipulée dans la constitution d’un pays, qui prévoit une reconnaissance institutionnelle et des garanties juridiques.
Religion du cœur et religion de l’ordre
Le patriotisme constitutionnel est une identité politique qui n’a rien à voir avec l’identité culturelle et qui est confinée à la sphère publique de la politique. Toutefois, outre la sphère politique, la vie publique des citoyens comprend également les sphères sociale et culturelle, ce que Habermas appelle le “monde de la vie” en dehors du “monde systémique”. Dans le monde public social et culturel, il est nécessaire d’avoir une religion civique plus importante en valeur, non seulement en valeurs politiques, mais aussi en valeurs éthiques, morales et même religieuses qui sont façonnées par des expériences historiques et culturelles communes. Il convient ici de distinguer deux religions différentes : la “religion du cœur” et la “religion de l’ordre”. La “religion du cœur” sauve l’âme humaine et procure aux fidèles un sentiment d’appartenance et un sens à la vie, tandis que la “religion de l’ordre” ne fournit que des normes morales et éthiques de base pour la vie publique de la société, bien qu’elle ait également un ensemble de sources transcendantes derrière elle. La religion civique à laquelle nous faisons référence ici n’est pas la “religion du cœur” liée à l’ordre spirituel individuel, mais la “religion de l’ordre” qui soutient l’ordre public de la société. En Europe, où la sécularisation est relativement complète, le concept de religion civile est plutôt faible, mais aux États-Unis, qui ont une forte tradition religieuse, ce que Robert Bellah appelait la religion civile existe depuis la fondation du pays. Les valeurs américaines de liberté et d’égalité, soutenues par la Déclaration d’indépendance et la Constitution des États-Unis, ont toutes deux une source transcendante, issue de la volonté du Créateur. Ce qui intéresse vraiment la religion civique, ce n’est pas la vénération de l’État, mais la croyance dans les valeurs auxquelles l’État adhère, ni le culte de divinités spécifiques, mais l’adhésion aux valeurs communautaires qu’elles symbolisent. Alors que dans la sphère privée, chaque individu peut avoir des croyances religieuses différentes, dans la sphère publique de la communauté de l’État-nation, il existe des religions civiques – des valeurs politiques et éthiques publiques, et donc incarnées dans les valeurs fondamentales d’une nation. La religion civique est une religion d’édification, pas une religion de religion. Ce n’est pas une religion d’État, mais elle ne fait qu’un avec la nation ; elle est séparée de l’ordre politique, mais elle est reconnue par l’État. La religion civile est une expérience historique, une culture nationale partagée et une échelle de valeurs commune que tous les membres d’une nation vivent ensemble, bien qu’elle puisse provenir de divinités ou de philosophies morales différentes.
Quelle forme prendra donc la religion civile en Chine à l’avenir ? Est-ce le libéralisme, ou le confucianisme traditionnel, ou la synthèse du confucianisme, du taoïsme, du bouddhisme et d’autres idéologies modernes telles que le libéralisme et le socialisme dans une nouvelle culture publique ? De toute évidence, c’est une question qui mérite un examen sérieux. La possibilité pour la nation chinoise de devenir une nation unifiée et de réaliser la construction de la nation chinoise dépend de la possibilité pour la Chine de sortir de son vide de valeurs fondamentales et de former une religion civile reconnue par l’ensemble du peuple chinois. Cette religion civique doit non seulement se conformer à la civilisation dominante et incarner les valeurs universelles de l’humanité tout entière, mais aussi avoir ses propres origines historiques et culturelles en Chine. On peut dire que lorsque la religion civile de la Chine sera formée, ce sera le jour où la civilisation chinoise sera ravivée. Il s’agit clairement d’une transition civilisationnelle beaucoup plus difficile que la construction d’institutions.
La route est longue et tout ce dont nous avons besoin pour reconstruire notre civilisation est de la patience et une vision claire de la direction que nous allons prendre et de ne plus faire de détours.
Le texte de Xu Jilin aurait pu s’intituler “La Chine en construction”. En effet, si le pays a pu construire une économie qui permet de sortir de la pauvreté et d’améliorer la vie de chacun, il lui manque, selon l’intellectuel, un système de valeurs partagé pur amener à une civilisation. La Chine se trouve donc à un carrefour. Xu pense que le rejet et la résistance à la civilisation dominante, n’est pas la bonne solution. Il préfère une voie entre la culture chinoise et les apports occidentaux. Où ira la Chine?
Sources :
Texte de Xu Jilin
Articles consultés :
La Cour suprême de la RPC, Zhou Qiang, Président.
Commission de la Santé du Hubei
The Coming Post-COVID Anarchy The Pandemic Bodes Ill for Both American and Chinese Power—and for the Global Order, KEVIN RUDD former Prime Minister of Australia and President of the Asia Society Policy Institute in New York
8 août 2020